Sang d’Encre de Roger Cosme Estève & Mireille Calle Gruber

Le don d’encre

Chère Mireille Calle-Gruber,

Au-delà de tout remerciement, de tout merci, de tout échange de valeurs, il y a don. Et ce don ne se réduit pas. Il excède toute valeur. Car c’est un don de soi : un soi qui s’ouvre comme s’ouvrent les veines du corps pour donner le sang, la vie. C’est un don de sang. C’est un don de sang d’encre. Une œuvre poétique qui oblige à ne pas la réduire à un échange ou une logique d’échange ; ou même une logique tout court. Une œuvre qui donne à penser en tant qu’elle est poème. Et comme l’affirmait Martin Heidegger dans son beau texte Qu’appelle-t-on penser en lisant L’hymne de Hölderlin :

Peut-être aussi qu’à son tour la parole de Hölderlin, parce qu’elle est poétique [Je souligne], nous appelle d’une façon plus riche d’exigence, et par là d’une façon qui nous est un meilleur signe, sur le chemin d’une pensée qui veut suivre ce qui donne le plus à penser.1

Cet appel me désarme par son exigence, mais m’oriente d’une certaine manière à suivre le chemin de la pensée. Ou à suivre l’écoulement de cette éclaboussure vers la pensée :

La poésie ce sont donc les eaux, qui parfois coulent à rebours vers la source, vers la pensée comme pensée fidèle.2

Suivons alors cet écoulement. Ce sang qui jaillit de cet objet d’art et coule le long du papier. Ce triple jet d’encre (auquel correspond les trois parties du poème) qui teint les yeux du spectateur/lecteur.

Le noir règne. Il est au commencement/commandement. Il se donne à voir et à lire sur je papier blanc en promettant les couleurs qu’il porte. Il est là pour empêcher tout arrêt. Toute station. Toute forme de se présenter à la lumière. L’ouvre d’art est ce lieu où tout n’est pas décidé. Où la tension des formes en formation / déformation se refuse à donner une figure figée. Où l’écriture échappe à tout contrôle. Où les sangs « ne sèchent jamais / comme d’une blessure / comme un épanchement / non tarissable non consolable ».3 Où tout est en marche.

Le noir règne. Il jaillit avant toute loi. Il est la folie des genres. Ces derniers sont en mouvement et en métamorphose perpétuels. Les corps ne s’identifient pas. Tout est en Passage. Tout est passage. Et le poète est là comme le peintre dans ce lieu sans lieu : « Je me tiens dans les précipitations / les cristallisations / les interrogations / à la méridienne des noms », Où le je se transforme en un jeu veillant sur la mobilité du monde.

Le noir règne. C’est le règne des revenants. Ils marchent « en aveugles ». Attirés par le retrait tels « des monstres privés de sens » comme disait Hölderlin.

Le noir règne. Et c’est le règne de l’hospitalité. L’accueil des ténèbres et de l’invisible. Le don du poème c’est son accueil de l’autre sans prévoyance.

Je m’arrête là. Je m’arrête à cause même de cet appel du poème. Et je laisse L’imprimante jeter l’encre : Nous sommes tenus de laisser la parole poétique dans sa vérité, dans la beauté.4

Arafat Sadallah

Le 22/01/2008

Notes

1 Martin Hedegger, Qu’appelle-t-on penser?, Tr. Aloys Becker et Gérard Granel, Ed. P.U.F. « Quadrige », Paris, 1999, p.31 – 2 Ibid. p.30 – 3 MireilIe Calle-Gruber et Roger Cosme Estève, Sang d’encre, Ed. Voix. – 4 M. Heidegger, op. cité p.32